Education à la citoyenneté en Afrique : diagnostics et propositions du Dr Simon-Narcisse Tomety
Depuis plusieurs années, Simon-Narcisse Tomety fait la promotion de l’éducation à la citoyenneté en Afrique. – aCotonou.com.
Envoyé spécial : Kafoun Barry
Géographe-territorialiste du développement, chercheur-institutionnaliste de réformes publiques, formateur-conférencier en système de gouvernance et analyste du profil sécuritaire territorial et de la citoyenneté. Ainsi se résume le parcours professionnel du Dr Simon-Narcisse Tomety. Depuis plusieurs années, cet universitaire fait la promotion de l’éducation à la citoyenneté en Afrique. L’une de nos équipes est allée à sa rencontre au Bénin pour mieux découvrir son combat.
Âgé de 66 ans, Simon-Narcisse Tomety est docteur en géographie en 1997 de l’Université de Limoges et aussi gradué en d’autres formations de troisième cycle notamment en ingénierie de développement local et ingénierie agricole, au Sénégal et en France. Fonctionnaire de l’Etat béninois de 1977 à 1995, il a choisi d’abandonner la fonction publique, selon son propre gré, sans exigence d’aucun droit, pour s’adonner à une vie militante, au métier de consultant et à celui d’assistant technique long terme dans certains pays africains.
Simon-Narcisse Tomety a particulièrement été militant syndical puis un partenaire écouté des organisations paysannes de plusieurs pays africains pendant de nombreuses années avec sa participation comme délégué des travailleurs du ministère du développement rural à la Conférence des Forces Vives de la Nation de février 1990 ayant engendré le « Bénin du processus démocratique apprenant » de 1990 au 06 avril 2016.
Son parcours professionnel a concerné le secteur de l’agriculture, de l’élevage et de la foresterie, le secteur de la réforme de la sécurité, le secteur de la réforme de l’administration territoriale et enfin, le secteur de l’éducation nationale dans lequel il intervenait comme enseignant en citoyenneté et en Déconcentration/Décentralisation à l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature (ENAM) de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin. Présentement, il exerce comme assistant technique à l’international et anime depuis plusieurs années l’éducation à la citoyenneté sur son compte Facebook. Entretien.
Depuis plusieurs années, vous ne ratez aucune occasion dans les médias et sur les réseaux sociaux pour promouvoir l’éducation à la citoyenne. De quoi s’agit-il ?
Dans mon jeune âge, lorsque le maître d’école ou un parent nous demandait le métier que nous allons exercer quand nous serons grands, la réponse était sans détour. On voulait devenir instituteurs, cadres de santé ou militaires car c’était à l’époque des métiers sacerdotaux et nobles d’éduquer pour la vie, de sauver des vies et de défendre la patrie. Cette culture de la dématérialisation de l’existence humaine était néanmoins largement partagée par les gens de notre génération. Nous commencerons par affirmer maintenant qu’il s’agissait d’une fausse dématérialisation car de génération en génération, on s’est aperçu que les poissons pourrissaient par leurs têtes. Les gens de notre génération et la génération précédente n’étaient pas plus vertueux que les jeunes d’aujourd’hui.
Ceux qui pillent les deniers publics en Afrique en confondant bien personnel et bien commun sont beaucoup plus de notre génération et celles qui viennent juste avant et après. C’est fort de cette réalité que l’éducation à la citoyenneté nous inspire l’échec de tous les modèles de développement implémentés sur le continent africain, elle s’est soldée par le poids de la politisation à outrance des fonctions administratives et techniques, la recherche du gain facile, le recours au charlatanisme dans la gouvernance publique pour alimenter l’impunité, le recul de l’autorité parentale et la faillite de nos Etats et des confessions religieuses. Ce sont des contrevaleurs partagées par la vingtaine de pays africains dans lesquels nous avons séjourné.
Nous étions également tristes quand des étudiants sous l’effet d’une colère juvénile débordante ont badigeonné les murs d’un amphithéâtre de leurs propres matières fécales. Nous nous souvenons d’en avoir débattu avec les étudiants de l’ENAM (École nationale d'administration et de la magistrature) en son temps, et unanimement, cet acte a été désapprouvé. Mais, ce type de badigeonnage ne doit pas être banalisé non plus car il dénote d’une peur du présent et du futur de notre jeunesse. Il traduit un signal fort de puanteur dans le milieu universitaire et un malaise systémique sur l’impuissance de l’Etat à réformer l’enseignement supérieur en lui donnant les moyens de sa restructuration, de son fonctionnement et des perspectives d’employabilité aux jeunes à travers la qualité des formations académiques adaptées aux défis locaux, nationaux, africains et mondiaux.
Aujourd’hui, les jeunes veulent aller en politique et en affaires pour gagner vite de l’argent afin de multiplier maisons, voitures, maîtresses, comptes en banques, etc. Les enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, pour une bonne part, étant des moins accompagnés par l’Etat, il faut vivre des grèves perlées pour faire vivre autrement l’école de la République. C’est ainsi que s’est amorcée la baisse généralisée de la qualité de l’éducation avec des enseignants mal formés pour la plupart et qui se battent pour l’accumulation de leurs grades professionnels et pour former ensuite à leur tour des écoliers, des élèves et des étudiants mal formés et indésirables sur le marché de l’emploi. La tendance dominante est que la grande majorité des jeunes a une addiction à la bureaucratie en détestant le travail manuel.
Pour un concours de 10 places ouvertes dans l’administration publique, il y a plusieurs milliers de candidats en compétition sans compter les fraudes clientélistes et de parrainage dans ces concours frelatés. Cette situation dramatique traduit bien l’inadéquation entre l’offre du marché et l’offre du système éducatif. L’ampleur de la délinquance n’est plus à rechercher ailleurs, elle est là comme le danger permanent dont les gouvernants n’ont pas encore assez conscience même s’ils en parlent pour se donner une bonne conscience. Nous sommes dans une société en panne où chacun cherche à être chef de tous, surtout les plus vicieux et les moins méritants.
Comment peut-on être chef sans être discipliné envers soi-même et les autres ? L’Afrique qui jadis fut communautaire nous paraît le continent le moins solidaire aujourd’hui. Dans sa conférence du 26 avril 1899 sur « La Nation et l’Armée », Brunetière disait que « La discipline c’est l’apprentissage de la solidarité ». Comment pouvons-nous passer de l’Afrique communautariste à l’Afrique solidaire lorsque le culte de la personnalité envahit tout l’être de nos dirigeants ? L’humilité est la porte d’entrée dans la solidarité. Beaucoup de nos dirigeants sont insensibles à la souffrance des peuples africains, simplement parce que depuis le bas-âge, ils n’ont pas été éduqués à la discipline c’est-à-dire l’obéissance à des règles communes. Le non-respect de la parole donnée et du serment ne dérange plus personne, ni l’élu, ni l’électeur, ni les partis politiques encore moins les mouvements syndicaux dont les dirigeants sont corrompus pour une bonne part et ne portent que des revendications de duperie pour manipuler leurs militants. L’Afrique est traversée par la crise de leadership dans tous les domaines, la crise de confiance entre les peuples et leurs dirigeants et la crise du scrupule car le mensonge et la honte sont devenus des valeurs sociétales non dérangeante et largement partagées. Tout le monde fait semblant d’incarner la vérité, personne ne sait plus qui dit vrai et qui fait vrai. Ce faisant, que faut-il entendre alors par le mot citoyenneté ?
On s’éduque en citoyenneté pour passer du statut de l’habitant biogéographique (père, mère, enfant et milieu de vie) et socioculturel (manière de vivre sur les plans de l’habitat, du vestimentaire, de l’alimentation, de l’éducation, de la santé, de l’effort, du sacrifice, de la religion, des relations interpersonnelles et communautaires et de la solidarité) au statut de citoyen sujet de droits, de devoirs et de responsabilités dans la cité à travers un système d’endettement mutuel et un système de normes juridiques nationales et internationales.
L’éducation à la citoyenneté nous inspire ce que doit être la politique et ce qu’elle ne doit pas être. La politique ou la « politicité » est une démarche-qualité visant à polir ou assainir la cité par des valeurs, des principes et des normes qui sont garants du respect de la dignité humaine par le développement de l’esprit coopératif générateur d’une solidarité sociale stable et d’une cohésion nationale et supranationale forte. L’éducation à la citoyenneté est une réforme en continu de l’esprit de l’homme et de sa vie en société. Elle est, de ce fait, une démarche spirituelle servant de socle d’ancrage de tout le système éducatif qu’il soit familial, académique, professionnel et religieux. Car, aucun pays ne peut être en paix s’il n’est pas en de bon terme avec ses voisins, intégré dans une dynamique régionale, continentale et panafricain avec un constant souci que sa diplomatie soigne son image à l’international et fait véhiculer son patrimoine culturel à travers le monde. Pourquoi a-t-on supprimé à l’avènement des processus démocratiques les cours de morale dans les disciplines scolaires ? Simplement parce que les chefs ne veulent pas une gouvernance de redevabilité mutuelle de la cité alors même que la démocratie est inconcevable sans l’éducation à la citoyenneté. C’est là le vrai complot contre la démocratie que nous avons mis trois décennies à déceler. Mieux vaut tard que jamais, dit-on !
De façon concrète, quel est l'état des lieux de l’éducation à la citoyenneté en Afrique ?
L’état de l’éducation à la citoyenneté est le reflet de l’Afrique présente et celle que nous risquons de léguer aux générations montantes et futures si rien n’est fait pour inverser la tendance actuelle. L’Etat des lieux revenant à faire un diagnostic sans complaisance de l’éducation à la citoyenneté en Afrique revient à cartographier les comportements de la classe politique, de la classe économique, de la société civile et des individus.
Cet état des lieux nous inspire le déficit d’exemplarité des gouvernants, la magouille au niveau de la passation des marchés publics, les trafics d’influence et les fraudes dans l’organisation des concours d’Etat civils, judiciaires et paramilitaires, le manque de confiance entre les Africains avec un déficit de culture panafricaniste, la montée en puissance de la corruption des institutions et des individus, l’inadéquation du système éducatif actuel qui accorde trop d’importance au mythe du diplôme au mépris du savoir-faire productif et autonomisant, la faillite des autorités morales qui ont perdu l’essentiel de leur pouvoir d’influence morale sur la société, la banalisation du sacré et la politisation des confessions religieuses, la décadence de la discipline au niveau des familles, écoles et lieux d’apprentissage ainsi que l’abandon du droit d’aînesse.
Il faut enfin intégrer l’érosion du pouvoir d’achat des ménages qui incite à la débauche et à la mendicité : des pères de famille qui découchent ou s’adonnent à l’alcoolisme, à l’addiction à la drogue, à l’alcoolisme des garçons, à la mendicité de toutes les classes d’âges, à l’infidélité des épouses, à la prostitution des filles, à des enfants qui naissent, grandissent et passent toute leur vie en faisant la manche aux abords des voies, etc. Tout ceci à cause de la mauvaise redistribution du bien commun et de son accaparement par une poignée de gens qui ont la mainmise sur le pouvoir politique, le pouvoir économique, le pouvoir financier, le pouvoir judiciaire, le pouvoir coutumier et le pouvoir spirituel. Cette Afrique-là n’est pas juste, elle est insupportablement injuste. Ce continent, malgré des siècles de pillage, reste encore un continent de toutes les opportunités dormantes du monde. Africains, réveillons-nous !
Pour être clair, l’Etat des lieux de l’éducation à la citoyenneté est désastreux au niveau de la gouvernance politique et de la gouvernance économique et financière des Etats. La jalousie des chefs est d’une absurdité telle que la promotion au mérite est aléatoire : le clientélisme politique, le clientélisme religieux, le clientélisme ethnique, le monopole par l’accaparement des entreprises publiques au moyen de privatisations douteuses sont légion. Ce désastre vient de ce que beaucoup sont en politique sans conviction et sans un fond spirituel pour le bien. L’homme qu’il faut à la place qu’il faut est une vue de l’esprit, même si les pays anglophones sont plus attachés à la méritocratie que les pays francophones.
Sinon, comment peut-on comprendre qu’après six décennies d’admission à la souveraineté internationale, certains pays soient encore obligés de confier la gestion des secteurs vitaux de l’économie de leurs pays à des sociétés multinationales qui sont en dehors du continent alors que l’Afrique dispose d’une diaspora qualifiée dans divers domaines ?
Les ambassades africaines disposent rarement d’une cartographie des profils des ressources humaines dans chaque secteur de développement, ce qui est regrettable. C’est une lacune inadmissible et un gâchis des ingéniosités qu’il faudra vite corriger. On veut l’argent de la diaspora mais pas de son expertise. Les premiers à combattre à mort les cadres de la diaspora qui choisissent d’aller mettre leurs talents au service de l’Afrique et de leurs pays, ce sont en premier lieu leurs homologues qui sont sur place. Ils sont prêts à supporter des salaires occultes qu’empochent les politiciens aux affaires et à faible valeur ajoutée pour les peuples africains et se désolent que leurs frères et sœurs ingénieurs et chercheurs de grande valeur évoluant hors du continent viennent gagner même le tiers ou le quart d’un salaire politique d’un ministre. C’est une absurdité qui montre bien que les intellectuels africains vivant en Afrique manquent de crédibilité et d’esprit de responsabilité dans l’approche de rehaussement de la qualité des services publics particulièrement dans les secteurs de l’ingénierie médicale, de l’ingénierie pédagogique, de l’ingénierie informatique, etc.
Sans la démocratisation du continent pour plus de libertés et plus de développement, l’Afrique risque fort de se transformer en un brasier incandescent qu’aucune force militaire ne peut éteindre. C’est pourquoi, la démocratie ne doit pas se limiter uniquement au pluralisme politique mais chaque parti politique doit avoir un fonctionnement démocratique tout comme tous les mouvements associatifs de la société civile doivent obéir au renouvellement régulier des organes de gestion sans la pratique de la corruption. La démocratie ne doit pas se limiter non plus à l’alternance politique mais l’éducation du citoyen au caractère évaluatif d’un bulletin de vote. Dans ce même ordre d’idée, les syndicats de travailleurs doivent s’insérer dans les mécanismes de gouvernance participative dans tous les secteurs de l’administration publique et de la gestion des collectivités territoriales. C’est par la reddition des comptes renforçant la transparence que les travailleurs se sentiront concernés par les efforts dans la qualité de l’offre de services publics.
L’éducation à l’économie coopérative doit établir avec l’éducation à la citoyenneté les deux formations communes de base de tous les ordres d’enseignement et d’apprentissage. C’est là, les plus grands défis d’autonomisation économique, sociale et politique de la jeunesse africaine.
Comment justifiez-vous cette problématique sur le continent ?
Il ne suffit pas de proclamer avec une certaine arrogance le principe selon lequel « nul n’est censé ignoré la loi » dans une Afrique à plus de 70% analphabètes et où les partis politiques n’ont pas d’offre d’éducation à la citoyenneté. Et pourtant, l’animation de la vie politique est le premier devoir de tout parti politique. Le fondement de cette animation c’est d’incarner des valeurs citoyennes pour ensuite les diffuser au sein des populations par l’exemplarité. Il revient donc au premier chef, aux partis politiques et à la société civile, au titre de leurs actions de formation-sensibilisation à la citoyenneté, d’éduquer sans cesse les populations sur l’essentiel de leurs droits, devoirs et responsabilités afin de s’affranchir de tous les abus de pouvoir des appareils d’Etat en charge de la répression.
Les motivations qui sous-tendent l’éducation à la citoyenneté induisent plusieurs questions. Comment une société peut-elle se démocratiser sans un fonctionnement démocratique des partis politiques dont les membres se cotisent pour une appropriation de leurs mouvements politiques et comment peut-elle aussi se discipliner durablement pour la gestion du pouvoir d’Etat ou de l’opposition politique nécessaire au processus de développement humain, si cette société n’a pas de lisibilité sur ce qui lui est permis, restreint et interdit ? Comment une société peut-elle s’épanouir si elle ne participe pas à la gouvernance de son pays pour faire prévaloir ses perceptions, représentations, ressentiments et attentes afin que les dirigeants, dans leurs missions sacerdotales de serviteurs du peuple souverain, s’obligent à jouer loyalement ce rôle de serviteurs ? Comment la société civile peut-elle s’organiser pour exercer ses rôles et responsabilités en matière de plaidoyer et de pression dans le double intérêt des peuples et des gouvernants ?
D’après Célestin Monga (1994 : 102-104), ‘’l’expression « société civile » correspond à ces lieux d’éclosion des ambitions des groupes sociaux, et l’élaboration des modules d’action pour un supplément de liberté et de justice […] Elle désigne l’ensemble des organisations et personnalités dont l’action tend à amplifier le processus d’affirmation de l’identité sociale et des droits attachés à la citoyenneté. La société civile en Afrique noire est constituée de tous ceux qui gèrent la colère collective. Le constat de l’inefficacité des structures habituelles de gestion de la société s’est imposé à tous les observateurs’’. Notre action citoyenne est celle d’un acteur de la société civile et non celle d’un acteur de la société politique que nous n’avons jamais été même si à un moment donné, nous avions mis notre expertise au service d’un groupe politique que nous croyions capable d’incarner un idéal de bien-être pour tous à travers la solidarité nationale et la république.
Dans le prolongement de Monga, la Charte de la Fonction Publique Africaine adoptée le 5 février 2001 à Windhoek (Namibie) par la Conférence Panafricaine des Ministres de la Fonction Publique dispose en son article 9 relative à la participation, la consultation et la médiation, ce qui suit : « Il appartient à l’administration de veiller à ce que les mécanismes de participation et de consultation impliquant la société civile et d’autres acteurs soient effectivement mis en œuvre à travers les structures consultatives ou des organes conseils. Lorsque la consultation est effectivement prévue dans les textes, l’administration ne peut insérer, dans ses actes définitifs, de disposition qui n’aura pas été soumise au préalable à l’avis de l’organe consultatif prévu ».
La citoyenneté est alors inconcevable sans la participation des citoyens à la gouvernance publique locale, étatique et interétatique.
Quelles pourraient être les causes profondes de la régression ou de la disparition des valeurs ?
Relève des valeurs, ce qui donne du sens au respect des règles communes, au respect de la foi de chacun, à la vie humaine, à la cohésion sociale et à la gestion des conflits, à la solidarité, à l’épanouissement de chacun et de tous. La décadence des valeurs dans les appareils d’Etat par le non-respect des serments de la république constitue un danger sociétal qui est à la base de l’effritement des valeurs, de l’insécurité alimentaire, de l’insécurité sanitaire, de l’insécurité du savoir et de l’extrémisme violent.
Cette décrépitude des valeurs affecte tout l’appareil d’Etat, tout le secteur privé et la vie quotidienne des populations. C’est là tout le danger de la banalisation ou de l’abandon de l’éducation à la citoyenneté, ce socle de vie qui conditionne le bien-être individuel et collectif à travers l’interdépendance du savoir, de l’être, de l’avoir et du pouvoir. C’est dans l’Etre ou le savoir-être que se réfugie et se manifeste la dignité humaine. En somme, l’homme réduit à l’avoir et au savoir est autant dangereux que l’homme dont l’existence se résume à l’avoir, au savoir et au pouvoir. Dans ces deux derniers cas où l’Etre est absent, il y a un attrait démesuré pour l’accumulation du matériel et une tendance à la domination de ses semblables. L’Etre est la partie de l’homme qui rappelle en permanence dans la trajectoire de la vie, c’est-à-dire de la naissance à la mort, l’importance de l’humilité et de la sagesse : l’homme n’est qu’une potentielle matière organique sur terre pour enrichir la terre dans sa tombe en fin de vie ; également, aucun homme ne peut laver son propre cadavre. Cette morale s’impose à nous tous.
Il s’ensuit que les sociétés africaines deviennent de plus en plus anomiques malgré la multiplication des instruments juridiques, notamment les lois, les règlements, les manuels de procédures et les juridictions d’exception. Elles sont influencées à tout point de vue par le mimétisme occidental qui biaise les modèles de production et les modèles de consommation des Africains. Les villes et les campagnes africaines ont perdu au cours des six dernières décennies une bonne partie de ce qui reste de leur authenticité historique. Les authenticités actuelles sont des fabriques avec beaucoup d’imitations malhonnêtes faites de produits frelatés présentés comme de produits authentiquement historiques.
Lorsque nous voyons le sodabi (boisson alcoolisée) et le gari (farine de manioc) avec la marque produits chinois fabriqués au Bénin, peut-on être fier de notre africanité ? Lorsqu’un Africain fabrique ou fait fabriquer de faux produits pharmaceutiques en cachette sur le continent ou en dehors de celui-ci sans un contrôle de qualité, n’est-ce pas pour détruire des vies humaines ou renforcer la résistance des microbes au nom du gain facile et de la corruption de certains corps de métiers ; c’est la preuve courante d’une crise de la morale et de l’éthique. Pire, pour un conflit de dette de 1000 FCFA, un jeune a ôté la vie à un autre jeune, certes, en pleine crise alimentaire et de la vie chère au Bénin. Lorsque dans un pays, les salaires politiques relèvent des secrets d’Etat, comment la lutte contre l’enrichissement illicite peut-elle être prise au sérieux par les populations ?
Les prisons en Afrique sont engorgées de petits voleurs de cabris et de motos pendant que ceux qui pillent des milliards jouissent d’une totale liberté de mobilité, mais il est à douter de leur jouissance de la liberté de conscience malgré les immunités et les protections de corruption. Lorsque le Président de la République de Guinée, le professeur Alpha Condé, dit que la jeunesse est une bombe à retardement, il a en partie raison. Seulement, que cette bombe a amorcé sa déflagration et le risque d’insubordination est en train d’affaiblir de plus en plus l’autorité de l’Etat.
Il suffit de voir le nombre de foyers de tension sur le continent pour s’en rendre compte. Les cinq régions du continent africain sont des brasiers potentiels dans lesquels la puissance publique est de plus en plus banalisée. Alors, les régimes déjà autoritaires pour une bonne part sont obligés de se radicaliser en se militarisant pour affronter la culture de l’indiscipline devenue généralisée. En somme, les groupes terroristes sont nés de la radicalisation des régimes politiques qui excellent dans la corruption dans les marchés publics, l’impunité, le tripatouillage électoral, le tripatouillage des concours d’entrée dans la fonction publique et la prédation du bien commun. Pendant ce temps, les populations subissent la dégradation de l’offre de services publics dans tous les secteurs de la vie économique et sociale notamment dans ceux de l’éducation nationale, de la santé publique, des infrastructures routières, de l’urbanisme, de l’assainissement, de l’hydraulique, etc. Ce sont là des éléments de fractures territoriales qui font que certaines franges de la population se considèrent exclus du pays tout en vivant dans le pays. La plupart des pays africains sont devenus des viviers de déplacés internes et de réfugiés sans compter ces milliers de bras valides qui meurent dans le désert et la méditerranée chaque année à la recherche de liberté, de quiétude et d’emplois dans les pays d’Europe.
En effet, la morale est une capacité à distinguer le bien et le mal alors que l’éthique est un système vertueux de freinage de soi face à tout ce qui n’est pas permis. L’éthique est fondée sur le moi intérieur donc la conscience éclairée par l’éducation à la citoyenneté et les règles communes. C’est par l’éthique que le citoyen exprime son approbation ou sa désapprobation. Le vote citoyen en Afrique a besoin de l’éthique pour que nos chefs soient bien élus et ensuite gouvernent pour le bien commun et l’intérêt général.
Face à ces constats, que proposez-vous sérieusement pour revenir aux fondamentaux de la citoyenneté ?
Même si nous ne voulons pas retourner à l’Afrique de nos ancêtres, nous voulons un continent noir qui incarne une Afrique de la modernité technologique dans laquelle les enfants sont éduqués aux vertus de la discipline dans la débrouillardise technologique et où toutes les formes d’ingénieries sont enseignées dans nos collèges, lycées, grandes écoles, universités, ateliers d’apprentissage et les champs.
L’Afrique doit essaimer, partout dans nos pays, des Ecoles de parti où la jeunesse est formée à l’engagement citoyen, au respect des valeurs, à l’histoire de l’Afrique et du monde, aux savoirs endogènes, à la reconquête et à l’affirmation de l’identité culturelle de l’Africain, au patriotisme et au panafricanisme de développement axés sur l’humanisme et la protection de l’environnement. Ce faisant, il n’y a pas autre voie de salut collectif pour un peuple que d’élire dans sa classe politique des chefs d’Etat, des députés et des élus territoriaux capables de porter cet idéal humaniste au-delà de toute considération partisane, ethnique, clanique, régionaliste et affairiste. C’est là les enjeux de l’éducation à la citoyenneté comme la formation commune de base qui doit traduire d’une part, l’éducation familiale, l’éducation nationale puis l’éducation politique et d’autre part, les droits humains qui ne sont rien d’autre que le respect de la dignité humaine fondée sur le Droit. L’Afrique doit se politiser davantage autour des valeurs républicaines et celles héritées de nos traditions ancestrales car la politisation actuelle n’est que clientéliste et faite de déviances comportementales au profit des tricheurs, manipulateurs et détrousseurs de deniers publics.
La quête de l’exemplarité et la surveillance de celle-ci est ce qu’on attend d’un parti politique. C’est pourquoi, les pays africains doivent devenir obligatoirement des sociétés de redevabilité mutuelle. Autrement dit, le contrôle politique par les parlements, le contrôle citoyen par les organisations de la société civile, le contrôle financier et contrôle par des audits externes indépendants et les inspections ainsi que le contrôle judiciaire impartial sont indispensables pour assurer la bonne gouvernance des Etats africains. Et c’est là l’expression de la souveraineté d’un peuple à qui les dirigeants rendent compte de la manière dont le pays est géré. Le bulletin de vote du citoyen est le principal outil d’évaluation de la gouvernance publique. Un peuple doit choisir ses dirigeants en connaissance de cause et non sous l’effet de la corruption électorale.
En 2016, nous avons proposé la mise en place par l’Etat du Bénin d’un Programme National d’Education à la Citoyenneté (PNEC) à décliner en enseignement adapté à chaque ordre d’enseignement. Nous avons surtout mis l’accent sur l’insertion de l’éducation à la citoyenneté dans les grilles des émissions de toutes les radios de proximité du Bénin avec des diffusions au même jour et à la même heure dans une langue prédominante et en français des localités couvertes par chaque radio. Nous avions échangé sur cette préoccupation avec certains acteurs politiques du Bénin au sommet de l’Etat, malheureusement sans suite. Il n’y a rien de surprenant à ce propos dans la mesure où l’éducation à la citoyenneté vise à ouvrir les yeux et les oreilles aux citoyens pour leur permettre d’exprimer de vive voix leurs droits liés à la prise de conscience de leurs devoirs et responsabilités. Dans cette perspective, nous avions suggéré qu’il y ait une Ecole Commune des Partis Politiques (ECPP) qui délivrerait à tous leurs militants la Formation Commune de Base en Citoyenneté (FCBC) et il reviendrait à chaque parti de compléter cette formation par des enseignements liés aux sensibilités idéologiques spécifiques. Nous avions rêvé à un moment donné que la réforme du système partisan au Bénin allait s’inscrire dans une démarche innovante et expérimentale mais vite, nous avons déchanté. Il s’agit plus d’une réforme des partis politiciens que des partis politiques.
En effet, lorsque l’ENAM nous avait proposé d’animer un cours sur la citoyenneté, c’était déjà sur la base de nos expériences passées d’éducateur en citoyenneté au titre de l’Ecole de la Nouvelle Conscience et ensuite de notre présence soutenue près d’une quarantaine de réseaux sociaux ayant permis à des Africains de plusieurs pays, de la diaspora africaine de s’intéresser à la pédagogie d’éducation à la citoyenneté que nous essayons de développer selon une approche itérative. Nous recevons des retours très favorables de citoyens de plusieurs pays, de nombreux secteurs d’activités y compris des hommes en uniforme. Certains nous demandent une autorisation pour exploiter nos enseignements postés sur Facebook. Nous avons ainsi, sur la base de notre pratique, aider l’ENAM à mettre en place l’Unité d’enseignement sur la citoyenneté.
Pour l’ONG Aide et Action, à titre de bénévole, nous avions formé leur réseau de membres bénévoles sur le thème « Jeunesse et Citoyenneté ». Ce thème de formation a mis l’accent sur (i) le parcours de l’action bénévole de quelques participants, (ii) les stratégies de promotion du bénévolat par la jeunesse, (iii) le comportement du bénévole dans une situation de protection civile, (iv) les dix devoirs éthiques pour un parcours digne d’un jeune. La leçon de vie mise en évidence dans cette action formative porte sur la question suivante : Comment vivre heureux par la dignité ?
- Ne jamais rester indifférent à l'injustice
- Ne jamais admirer la médiocrité
- Ne jamais se taire parce qu’on n’est pas directement concerné
- Ne jamais chercher à priver les autres de leurs droits
- Ne jamais être égoïste et ne penser qu’à ses propres intérêts
- Ne jamais humilier
- Ne jamais croire qu'on est assez fort pour se passer de la minime force des faibles
- Ne jamais corrompre pour avoir un poste et un marché public ou une promotion
- Ne jamais privilégier la médiocrité à la compétence
- Ne jamais porter de faux témoignages pour plaire à un chef
- Ne jamais oublier que le vrai succès durable est dans la peine et des sacrifices
- Ne jamais cautionner la prédation du bien commun et la violation de l'intérêt général
- Ne jamais oublier que quiconque exploite la misère des autres finit par tout perdre tôt ou tard
- Honore la dignité humaine
- Ne cherche pas à imiter le train de vie des autres et respecte ton pouvoir d'achat
- Après la prière, prends le temps de méditer
- Respecte l'homme, le temps, la nature et la culture pour t’ouvrir au monde.
En 2020, à l’occasion de la célébration des 50 ans de l’Université d’Abomey-Calavi, le rectorat nous a fait l’honneur de nous demander de réfléchir au thème suivant : « Plan de diagnostic général des compétences et des performances à l’Université d’Abomey-Calavi ». La question centrale de la problématique est la suivante : quelle est la contribution effective de l’Université d’Abomey-Calavi, depuis sa création au recul de la dépendance de la pauvreté et de l’aide extérieure ? Nous avons considéré que l’Université d’Abomey-Calavi ne peut qu’être l’un des leviers incontournables de la souveraineté nationale et devant concourir à la construction de la conscience nationale et des sources de fierté nationale. Cette hypothèse forte n’est pas satisfaite et tout le monde le sait.
La contribution que nous apportons dans le cadre du plan de réponse à ce diagnostic de l’Université d’Abomey-Calavi est de changer de paradigme dans le système actuel Licence – Master – Doctorat (LMD) pour un système plus concret ‘’Licence – Master Développement’’ (LMD), ce qui revient à casser le mythe d’accumulation des diplômes pour reconnaître aussi la certification de la pratique et de la recherche-développement. C’est tout l’intérêt que soit prise en compte dans les cycles d’enseignement supérieur la place des « professionnels non enseignants de carrière » dans la professionnalisation des cours pour une mutation institutionnelle vers une université de culture d’ingénierie. Il s’ensuit que le concept d’ingénierie est celui qui traduit le mieux l’attribut d’enseignant-chercheur qui pourrait devenir le moteur de la qualité de l’enseignement supérieur projetée pour les années à venir. Autrement dit, le système Licence – Master – Doctorat ne peut pas se limiter au schéma classique de préparation de titres académiques mais il doit s’attacher au développement des capacités des étudiants en savoir-faire réel ancré dans un savoir-être d’autonomisation et de progrès porté par la discipline collective. A cet égard, chaque étudiant doit pouvoir exprimer deux à trois savoir-faire de son choix et chaque enseignant doit être dépositaire d’au moins un savoir-faire qui illustre ses compétences pratiques en plus de son expertise en pédagogie.
Quel pourrait être l'impact de ces solutions que vous préconisez sur l'avenir de l'Afrique ?
C’est clair que, si nos conseils sont pris en compte, l’impact sera perceptible.
Les préconisations que nous formulons ont besoin d’une grande volonté politique et d’une grande honnêteté intellectuelle des cadres qui entourent les décideurs politiques. Hélas, notre objectif étant de faire prendre en compte l’éducation à la citoyenneté dans la réforme du système partisan du Bénin avant d’assurer son expansion sur d’autres pays, ce fut un rendez-vous manqué.
Ce qu’il est important de souligner, c’est qu’il ne suffit pas d’être politicien, mathématicien, philosophe, historien, économique, agronome ou un coach quelconque pour être capable d’assurer l’éducation à la citoyenneté. La communication ici repose sur votre être, votre vécu, la manière dont vous êtes perçu déjà et représenté par l’auditoire. Il y a un minimum de valeurs qu’il faut incarner pour être éducateur en citoyenneté. Mon plus grand souhait est de voir mes préconisations valoriser par d’autres pays africains car elles sont pratiques et ne demandent pas de moyens exorbitants pour leur mise en œuvre.
Comment imaginez-vous l'Afrique de demain ? Optimiste ou pessimiste ?
Nous rêvons d’une Afrique de grande citoyenneté où la politique et les dirigeants politiques sont au service véritable de leurs peuples. Nous évoquons par-là une Afrique qui finit avec les guerres, les déplacés internes, les réfugiés, les conflits d’intérêt, les magouilles de toutes sortes et la famine. Nous rêvons aussi d’une Afrique de demain dans laquelle chaque citoyen à une maîtrise suffisante de ses droits, devoirs et responsabilités permettant d’affronter courageusement les abus de pouvoir, l’autoritarisme et la banalisation des intellectuels patriotes.
Nous rêvons d’une Afrique qui bouillonne de talents créatifs au moyen d’un système éducatif valorisant à la fois le savoir, le savoir-faire, l’avoir et l’être.
Il est de toute évidence que nous sommes optimiste mais réaliste aussi, en considérant le temps long qu’il faudra pour réformer la réforme des réformes à savoir la réforme du système partisan. Nous comptons sur les médias comme les radios de proximité et les réseaux sociaux non corrompus pour accompagner sur les sursauts civils partout sur le continent africain. Nous comptons enfin sur la réforme des systèmes éducatifs nationaux pour qu’ils mettent davantage l’accent sur la débrouillardise technologique et l’ingéniorat dans les parcours académiques.
Avez-vous un dernier mot ?
Si nous avons des mots à dire pour clôturer nos propos, il s’agira d’inviter nos gouvernants et les mouvements politiques à faire de l’éducation à la citoyenneté une urgence nationale dans chaque pays et une priorité au niveau de l’Union africaine et les communautés régionales. Ceci étant, nous rappelons quelques sagesses :
- Ne jamais perdre de vue qu’aucune réforme de l’Etat ne peut réussir durablement sans une réforme du système partisan de qualité et honnêtement conduite
- Ne jamais perdre de vue que c’est par la qualité et la continuité de l’offre de services publics dans chaque territoire et chaque secteur que les populations reconnaissent l’Etat comme une puissance publique
- Ne jamais s’adonner aux stupéfiants c’est le chemin de l’égarement (gaspillage de sa vie) et du garage (prison)
- Ne jamais perdre de vue que le savoir sans le savoir-faire et le savoir-être est vide de sens et prédispose la jeunesse aux biens mal acquis, au sans-emploi et à toutes les formes de radicalisation
- Ne jamais se taire parce qu’on n’est pas directement concerné : les enseignants doivent s’appuyer sur la science et les franchises universitaires pour donner de la voix en rang serré sur les droits de l’homme
- Ne jamais se décourager face aux difficultés : « le difficile est le chemin » disait François Mitterrand ;
- Ne jamais vivre au-dessus de ses moyens et faire de l’action coopérative l’approche salutaire de renforcement de toutes les formes agissantes de solidarité.
Pour y arriver, il est impérieux d’éprouver (i) le schéma d’école des partis que nous proposons, (ii) de former des journalistes spécialisés en éducation citoyenne et (iii) de rendre plus pratique le système éducatif en y impliquant des praticiens en nombre suffisant et ceci pour élargir les opportunités de stages pratiques aux étudiants et élèves. Il n’existe pas de saut métier, il n’y a que de sauts gens qui ne veulent pas saisir des opportunités pour faire un travail qui permet leur épanouissement moral et éthique. Ainsi, vivra et survivra sans déclin et dans l'honneur l’Afrique de nos rêves.